Penser le XXe siècle
Format BrochéAuteur : François Furet
Description
La passion révolutionnaire
Pour comprendre la force des mythologies politiques qui ont empli le xxe siècle, il faut revenir au moment de leur naissance, ou au moins de leur jeunesse c'est le seul moyen qui nous reste d'apercevoir un peu de l'éclat qu'elles ont eu. Avant d'être déshonoré par ses crimes, le fascisme a été un espoir. Il a séduit non seulement des millions d'hommes, mais beaucoup d'intellectuels. Quant au communisme, nous touchons encore de près à ses beaux jours puisqu'il a survécu longtemps à ses échecs et à ses crimes, comme mythe politique et comme idée sociale, surtout dans les pays européens qui n'en subissaient pas directement l'oppression : mort chez les peuples d'Europe de l'Est dès le milieu des années 1950, il est encore florissant vingt ans après en Italie ou en France, dans la vie politique et intellectuelle. Survie qui donne la mesure de son enracinement et de sa capacité de résistance à l'expérience, et qui forme comme un écho de ses belles années, à l'époque de son rayonnement conquérant.
Pour en saisir la magie, il faut consentir à l'effort indispensable de se situer avant les catastrophes auxquelles ont présidé les deux grandes idéologies au moment où elles ont été des espoirs. La difficulté de ce regard rétrospectif tient à ce qu'il mêle à travers une durée très courte l'idée d'espérance et celle de catastrophe : il est devenu presque impossible, depuis 1945, d'imaginer le national-socialisme de 1920 ou de 1930 comme une promesse. Du communisme, le cas est un peu différent, non seulement parce qu'il a duré plus longtemps, grâce à la victoire de 1945, mais parce que la croyance a pour support essentiel l'emboîtement d'époques historiques successives, le capitalisme étant supposé ouvrir la voie au socialisme puis au communisme. La force de cette représentation est telle qu'elle permet bien de comprendre ou de faire revivre les espoirs dont l'idée communiste était porteuse au début du siècle, mais au prix d'une sous-estimation ou même d'une dénégation de la catastrophe finale. Le fascisme tient tout entier dans sa fin, le communisme conserve un peu du charme de ses commencements : le paradoxe s'explique par la survie de ce fameux sens de l'histoire, autre nom de sa nécessité, qui tient lieu de religion à ceux qui n'ont pas de religion, et qu'il est donc si difficile, si douloureux même, d'abandonner. Or, il faut faire ce travail de deuil pour comprendre le xxe siècle.
L'idée de nécessité historique y a connu ses plus beaux jours parce que le duel entre fascisme et communisme, qui l'a rempli de son tumulte tragique, lui offrait un habillage sur mesure : la Seconde Guerre mondiale figura l'arbitrage entre les deux forces qui prétendaient à la succession de la démocratie bourgeoise, celle de la réaction et celle du progrès, celle du passé et celle de l'avenir. Mais cette vision s'est défaite sous nos yeux, avec la fin du second prétendant après le premier. Ni le fascisme ni le communisme n'ont été les signes inverses d'une destination providentielle de l'humanité. Ce sont des épisodes courts, encadrés par ce qu'ils ont voulu détruire. Produits de la démocratie, ils ont été mis en terre par la démocratie. Rien, en eux, n'a été nécessaire, et l'histoire de notre siècle, comme celle des précédents, eût pu se passer autrement il suffit d'imaginer par exemple une année 1917 en Russie sans Lénine, ou une Allemagne de Weimar sans Hitler. L'intelligence de notre époque n'est possible que si nous nous libérons de l'illusion de la nécessité : le siècle n'est explicable, dans la mesure où il est, que si on lui rend son caractère imprévisible, nié par les premiers responsables de ses tragédies.
Ce que je cherche à en comprendre, dans cet essai, est à la fois limité et central : c'est le rôle qu'y ont joué les passions idéologiques, et plus spécialement la passion communiste. Car ce trait met à part le xxe siècle. Non que les siècles précédents aient ignoré les idéologies : la Révolution française en a manifesté la force d'attraction sur les peuples, et les hommes du xixe siècle ne cessent d'inventer ou d'aimer des systèmes historiques du monde où ils trouvent des explications globales de leur destin, qu'ils substituent à l'action divine. Pourtant, il n'y a pas, avant le xxe siècle, de gouvernement ou de régime idéologique. On peut dire, peut-être, que Robespierre en a esquissé le dessein au printemps de 1794, avec la fête de l'Être suprême et la grande Terreur. Encore cela n'a-t-il duré que quelques semaines encore la référence à l'Être suprême est-elle de type religieux, alors que j'entends ici par idéologies des systèmes d'explication du monde à travers lesquels l'action politique des hommes a un caractère providentiel, à l'exclusion de toute divinité. En ce sens, Hitler d'une part, Lénine de l'autre ont fondé des régimes inconnus avant eux.
Régimes dont les idéologies ont suscité non seulement l'intérêt, mais l'enthousiasme d'une partie de l'Europe d'après guerre et non seulement dans les masses populaires, mais dans les classes cultivées, quelle que soit la grossièreté des idées ou des raisonnements. Sous ce rapport, le national-socialisme est imbattable, amalgame fumeux d'autodidacte, alors que le léninisme possède un pedigree philosophique. Pourtant, même le national-socialisme, pour ne rien dire du fascisme mussolinien, a parmi les intellectuels penchés sur son berceau de monstre quelques-uns des grands esprits du siècle, à commencer par Heidegger. Que dire alors du marxisme-léninisme, bénéficiant de son privilège d'héritier, et veillé de sa naissance à sa mort par tant de philosophes, tant de savants et tant d'écrivains ! Ceux-ci, c'est vrai, lui font un cortège intermittent, selon la conjoncture internationale et la politique du Komintern. Mais en mettant ensemble tous les auteurs européens célèbres qui ont été au xxe siècle, à un moment ou à un autre, communistes ou procommunistes, fascistes ou profascites, on obtiendrait un gotha de la pensée, de la science et de la littérature. Pour mesurer l'emprise du fascisme et du communisme sur les intellectuels, un Français n'a d'ailleurs qu'à regarder vers son pays, vieille patrie européenne de la littérature, où la NRF. de l'entre-deux-guerres donne encore le ton : Drieu, Céline, Jouhandeau, d'un côté Gide, Aragon, Malraux de l'autre.
Extrait du Passé d'une illusion (1995)
Caractéristiques
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- Format
- Broché
- Auteur(s)
- François Furet
- Date de parution
- 08/02/2007
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